C’est la vie, pas le paradis

Je n’aurais pas vécu ces moments si l’interdiction de fumer sur le lieu de travail avait été appliquée en 2004.

C’était le jour de la sortie de Rodéo. De l’album je ne connaissais que la sublime pochette et juste un refrain. Mes collègues de Jimmy m’ayant proposé d’assister à l’enregistrement d’En Aparté, j’avais alors supplié ma boss de pouvoir aller en régie pendant deux heures ; ce qu’elle avait immédiatement autorisé.

Pascale Clark était enfermée dans son placard à balai et moi dans la régie lorsqu’elle est entrée dans l’appartement. Elle a mangé un croissant en se souciant des miettes qui pourraient rester collées sur ses dents. Elle a parlé de Lola, de Rodéo l’Indien, de Didier Le Pêcheur, de Philippe Paradis. L’enregistrement a duré deux heures. Il n’en est resté qu’une heure pour les téléspectateurs. Une heure de paradis pour moi tout seul.

Après s’être prise en photo avec le Polaroïd, elle a refermé la porte derrière elle. Pascale Clark l’a rejointe ainsi que mes collègues de Jimmy, et moi-même.

J’aimerais écrire que je lui ai racontée tout mon amour, toute la force que ses chansons m’avaient inspiré à une époque difficile, tout le bonheur qu’elle me procurait encore aujourd’hui, mais non. Je suis sagement resté à fumer avec elle en l’entendant parler comme à la télé, avec fraîcheur et naturel. J’ai seulement approuvé certaines de ses paroles par mes rires et mes sourires. Comment oser interrompre un ange ?

C’est ce jour-là que je regrette amèrement en me rendant tous les jours au travail. Comment trouver grâce dans ces tâches qui me sont aujourd’hui incombées ? J’ai connu le Ciel trop tôt ; le retour sur Terre est très difficile.

C’est la vie, pas le paradis.

Les spécialités de Mayotte

C’est JB qui avait eu l’idée du thème « Le Tour du Monde d’Adrénalille ». J’étais un peu sceptique. Nous étions en février 2002 et la mondialisation n’était plus trop à la mode après la chute des Tours Jumelles. Tant pis, ça deviendrait quand même le thème de notre campagne BDE. Ce avec quoi nous nous battrions pour obtenir le Bureau Des Elèves de notre Ecole de Commerce. Au nom de notre groupe d’amis : Adrénalille.

Ce jour-là nous devions animer la cafétéria de notre école, et cela pendant toute une journée.
Nous avions emprunté la décoration du restaurant universitaire, celle qu’ils utilisaient les jours de nems et de riz cantonais. Nous avions déplacé les plantes du hall de l’école pour en faire notre forêt amazonienne. Une enseigne Mc Donald dans un coin, une ambiance chicha dans un autre et vous l’aviez notre tour du monde. Notre planète aux quatre continents – en dissociant Amérique du Nord et du Sud bien entendu, car oui Adrénalille n’avait pas les moyens de se payer la Terre entière.

Maintenant que la déco était très réussie (si si, je vous assure), il fallait se déguiser. Le président d’Adrénalille serait Le King – le pantalon blanc moulant lui allait si bien, Mich-Mich le Chinois – logique si on se fiait à son visage et non pas à son prénom emprunté à Galabru. Marjorie était très sexy en Chinoise. Elle avait même poussé le vice jusqu’à suinter les deux cents nems qu’elle avait frits pendant la nuit. Quant à moi, on m’avait affublé du costume d’Indien. Un petit air de YMCA avant l’heure ; je portais la coiffe à merveille. Et c’était surtout très pratique pour deviner où je me trouvais dans l’école grâce aux entrechoquements des franges de mon pantalon.

Nous avions organisé mille et une activités toutes plus sophistiquées les unes que les autres : danse orientale, initiation à la danse country, concert de musique africaine, jeu du grain de riz et cætera et chabadabada. Bien entendu nous avions pris le soin de caler ces activités pendant les cours, si bien qu’aucun élève de l’école ne pouvait y assister. C’était le but recherché.
Pour qu’au moment où des yeux se poseraient sur le planning de la journée, l’un de nous puisse les interpeller éhontement : « T’étais pas là pour l’initiation à la capoeira ?? T’as raté quelque chose. C’était GE-NIAL !! »

Ainsi les membres d’Adrénalille passeraient pour de super organisateurs à la place de super menteurs.

« T’es pas allé voir Mich-Mich ?? Il écrit ton prénom en Chinois si tu veux !! »
C’est incroyable comme on peut s’enthousiasmer pour une activité somme toute dérisoire à partir du moment où on l’on organise.

Le pauvre Michel, écrire plus de deux cents prénoms en Chinois, ça l’a usé. A la fin, il écrivait même n’importe quoi tellement il en avait assez. Je pense que certaines personnes ont aujourd’hui les mots « bite » et « couilles » bien encadrés dans leur salon. Connaissant l’humour de Michel ça ne m’étonnerait pas. Mais le summum de la supercherie ça reste les Spécialités de Mayotte.

« Arnaauuuud ! Mais qu’est-ce que t’as fait ? T’as acheté de la semoule pour bébé ! Tu t’es trompée de s’moule ! C’est une blaaaaaaague ??
– Mais Laeti, j’ai pas fait exprès… Regarde, je vais arranger ça.
– Mais Arnaaauuud ! C’est complètement dégueu c’que tu fais !
– Mais Laeti, je mets du sucre avec la semoule et un peu d’eau et ça fait des boulettes…
– C’est une blaaaaaaague ??
– Et je mets des raisins secs par-dessus…
– Beurk !
– Et voilà une spécialité locale !
– Mais c’est trop dégueu !
– On n’a qu’à dire que ça vient de Madagascar.
– Pourquoi Madagascar ?
– J’en sais rien. Mais même si les gens trouvent ça dégueu, ils n’oseront pas critiquer si on leur dit que c’est une spécialité malgache !
– Oh oui trop bonne idée ! Mais on peut pas dire que ça vient de Madagascar… Y’a sûrement des Malgaches dans l’école… On n’a qu’à dire que ça vient de… Euh…
– Tahiti ?
– Bah non y’a Mingniouk qui est Tahitienne.
– Ah oui c’est vrai…
– D’Andorre ?
– Arnaud si c’est pour dire n’importe quoi…
– Ok ok Laeti… Et Mayotte ? C’est bien Mayotte non ?
– Oh oui c’est même très bien ! Je suis certaine qu’il n’y a personne qui vient de Mayotte dans l’école et qui pourrait nous griller ! On va appeler ce truc trop dégueu : les Spécialités de Mayotte !! »

Et voilà comment un met écoeurant et improvisé se trouvait sur le comptoir d’une cafétéria affublé d’un ridicule écriteau en papier Clairefontaine : « SPECIALITES DE MAYOTTE ».

« C’est bon ça ? C’est quoi ?
– Tu connais pas ?? C’est super bon ! C’est des spécialités de Mayotte. On a choppé la recette sur le Net. »

Une vingtaine de minutes plus tard j’en trouvais des restes recrachés dans la cuvette des toilettes. Vraiment très étonnant…

Décidemment, la mondialisation n’était pas très en vogue en 2002.

Dévale les yeux

Parfois je t’imagine, toi derrière ton écran.

Je t’imagine parfois dans le noir en train de te bousiller les yeux à mes mots. Débarquant au travail et parcourant ton agrégateur avant même tes mails. Cherchant du boulot car oui, c’est la merde, et que t’as le temps de me lire.
Je t’imagine en caleçon, en chemise, en t-shirt, plus rarement en nuisette, la clope à la main, les chips ou le casque, musique, silence ou France Info, je t’entends.
J’entends tes mâchouillements, tes inhalations de fumée, les clics de souris et surtout je les vois, ça, eux, appelle-les comme tu veux moi je les appelle tes curieux. Tes yeux.

Je les vois parcourir, courir, dégringoler le long des lignes, cligner de droite à gauche, dévaler les escaliers de phrases jusqu’au dernier point. Je les entends, là, en moi, alors que personne ne les entend. Même pas toi.
Imagine-les en me lisant. Réfléchis-y mais rapidement, sans y penser rien qu’en parcourant, ne reviens pas en arrière, avance, avance sans écarquiller, avance je te dis c’est facile ça va tout seul. Car je suis là et tu es là. Quand je t’écris et quand tu me lis.

Le Tombeau de Napoléon

Le moment que je préférais à mes anniversaires c’était le Tombeau de Napoléon.

Mon frère choisissait une petite fille et l’emmenait à l’écart dans une pièce. Il l’allongeait et lui demandait de se taire. Ca chatouillerait mais il ne fallait surtout pas rigoler. Ca gâcherait tout le plaisir.
Il allait alors chercher un autre de mes convives à qui on avait bandé les yeux. Il l’emmenait doucement près du corps étendu et lui prenait la main, pour parcourir non sans appréhension le corps allongé.

« Voici le genou de Napoléon. »
Et au convive bandé de caresser le genou de Claire.
« Voici l’avant-bras de Napoléon. »
Et dans la crypte imaginaire, à un enfant de frissonner comme pour la première fois.
« Voici le lobe de Napoléon. »
Et à Sébastien de caresser dans le noir la peau diaphane et délicate.

« Et voici… Les yeux de Napoléon ! »
Et paf ! Le doigt dans le pot de confiture !!

« Baaaaaaaaaaaaah !! Beurk ! C’est dégoûtant !! »
Et au convive invalide d’être dégoûté, et aux spectateurs jusqu’ici muets d’éclater de rire.

Vraiment, j’adorais le Tombeau de Napoléon.

Coûte que coûte

Il faut que je pense à cette image. Je dois m’efforcer de garder cette image en tête lorsque je me rends au travail.
Je dois y penser lorsque ma peau asséchée me tiraille sur les pommettes parce que j’ai oublié d’appliquer ma petite crème Nickel.
Je dois y penser lorsque je commence à perler au milieu des businessmen et que j’hésite à retirer ma veste parce qu’en dessous je porte une chemisette – achetée par ma mère en 1996, c’est tout ce qu’il me restait de propre.
Et je dois également et surtout y penser lorsque je me fais traiter comme la pire des merdes par mon patron et que je reste imperméable parce que bon, en période d’essai, ça le fait pas trop.

Je dois penser à ce jour où j’étais heureux de me lever à 7h00 du matin, où j’étais fier d’arborer un beau costume au milieu des hommes de la ligne 3. La fierté illuminait mon visage, j’appartenais enfin au grand monde du travail après deux ans de petits travaux. Oui, je dois penser à ce jour où l’on m’a fait confiance. Oui, me dois de penser à ce jour on l’on m’a dit oui.
Car depuis c’est non sur non. Combien de non pèsent ce grand oui ? A quel moment la balance va-t-elle basculer ?
Qu’importe, je me dois de penser à ce oui.

J’y pense et puis j’oublie. C’est la, c’est la vie.