Le nez de Sophie Calle

Paris, le 2 avril 2012

 

Il y avait ce papillon que j’avais coloré d’harmonieuses couleurs : violet, jaune, bleu ciel. Il m’avait valu les félicitations de la maîtresse ; Annie me semble-t-il. Il y eut cette cour de récréation imaginaire : labyrinthe, montagnes russes, femmes-parapluies et arcs-en-ciel. Là encore les compliments du professeur ; Monsieur Frey il me semble. Puis vinrent les constantes meilleures notes en dessin au collège : les fresques à l’encre de Chine, le palais arabe, le soleil couchant sur les moulins hispaniques, les femmes fatales carbonisées… Pendant qu’en expression écrite je cherchais la musicalité et atteignais un 18/20 avec Madame… (Comment s’appelait-elle déjà ? Elle portait des pantalons en velours beiges et devait probablement être lesbienne.) Une note qu’elle n’avait jamais octroyée en 20 ans de carrière. Oui, d’aussi loin que je me souvienne je n’ai pas recherché les bonnes notes mais j’ai constamment recherché la beauté.
Une de mes premières lectures choc, de ces livres qui me sont tombés des mains, fut le chef-d’œuvre de Mishima, le sublime « Pavillon d’Or ». En découvrant ce bonze obsédé par la beauté, préférant incendier le Pavillon d’Or, joyau de la culture nippone plutôt que de le supporter, j’appréhendais un des thèmes qui ponctuerait par la suite mes écrits : la beauté. Qu’elle se trouve dans ce texte, dans celui-ci ou celui-là, la beauté m’a constamment obsédé, la dessinant ou l’écrivant. Je me souviens de mon premier vrai groupe d’amis : la vérité est que je les ai approchés car je les trouvais beaux. J’ai toujours imaginé ainsi attirer le regard, toujours préféré être le moche parmi les beaux que le borgne parmi les aveugles. Une certaine forme d’humilité, mais surtout de mal-être rassuré par cette idée qu’avec ma personnalité assez forte je pouvais me faire apprécier. L’imbrication compliquée d’un point de vue optimiste dans un raisonnement dépréciateur. Car oui, ce que l’on retient dans la phrase précédente est que je me trouvais laid. Alors que je ne l’étais pas.

 

Lorsque je retombe sur des photos de moi au lycée, je suis à chaque fois surpris que ce garçon soit moi. Je me trouvais tout sauf beau à l’époque, et pourtant force est de constater que je n’étais pas si mal que ça. Ça ne manquait même pas de poils car j’en avais. Mais je les rasais. Je rasais tout cherchant à annihiler tout ce que j’étais. Alors que dans tout ce que j’étais se situait ma vraie beauté. Mes complexes m’ont alors tout gâché, car si j’avais été mieux dans ma peau j’aurais pu tout chopper.
« Brad Pitt je me le tape si je veux. » C’est une phrase que j’ai plusieurs fois dite à l’époque pré-coming-out où je sautais sur tout ce qui portait braguette. Et il faut dire que j’en ai connues de rutilantes, comme celle de ce sublime New Yorkais, Daniel, qui bien qu’il eut 24 ans de plus que moi avait donc le même âge que George Clooney et un physique en tous points supérieurs. Des amants aux visages et aux corps rêvés, je pouvais en aligner jusqu’à en crever, j’avais assez confiance en moi pour les enchaîner, mais jamais assez pour qu’on s’attache à moi. Je ne comptais alors que sur mon audace et ma personnalité, jamais sur mon physique : jusqu’alors pour moi il n’avait jamais pu compter.

 

 

Quand elle eut treize ans, les grand-parents de Sophie Calle décidèrent de lui faire refaire le nez, cela sans trop lui demander son avis. La décision fut finalement prise par le chirurgien esthétique lui-même qui se suicida deux jours avant l’opération. Lorsque M. me confessa l’autre soir qu’un chirurgien esthétique aurait de quoi faire entre ses joues trop joufflues et son grand nez, je ne vis que ce dernier : son nez imparfait qui rendait son visage si parfait. Si on lui ôtait son nez comme aux petits enfants on leur vole le leur d’un coup de pouce (« Rends-le-moi !! »), son visage perdrait très probablement de son charme et, très rapidement, de sa beauté. Le nez de M. comme celui de Sophie Calle et comme assurément le mien – dont je me suis souvent plaint – ont fait de nous ce que nous sommes. Ils nous ont poussés à nous scruter sous tous les angles dans le miroir, à parfois sourire d’une certaine façon, à ne pas accepter un tel angle de vue pour nos photos de profil Facebook… Des anecdotes par centaines qui mine de rien ont forgé notre mine. Des détails complexes qui dans un sens nous ont rendus parfaits. Alors oui, il y a le cas réussi de Liane Foly, celle qui d’un seul coup pourrait remettre en cause ma théorie. Mais si je vous disais que sans son second nez Liane ne serait probablement pas devenue imitatrice ? Alors vous feriez votre possible pour remonter le temps et pousser lui aussi au suicide son chirurgien esthétique.

 

« Mon petit Israélite. » C’est assurément le plus étrange nom dont m’ait affublé le Parfait. Certes, complètement saoul il était quand il me l’a donné, mais il était heureux ce soir-là. Et moi aussi j’étais heureux de recevoir un tel surnom en me faisant caresser le nez : mon défaut physique devenait qualité, et pour la première fois je devenais beauté. « I’m beautiful in my way », « We are beautiful in every single way », on a beau nous le chanter et nous le répéter, on a du mal à y croire. Tant que l’on n’a pas connu un de ces instants de films où celui qui nous plaît nous trouve parfait, alors on ne peut s’accepter. Je me souviens de cet épisode de « Friends » où Rachel reprochait à Ross de l’avoir critiquée sur un détail physique qui la complexait. Triste, elle lui avouait que même si celui en qui elle avait le plus confiance trouvait que son nez était imparfait, comment pouvait-elle elle-même avoir confiance en elle ? C’est pour cela que bien qu’il ait rompu, le Parfait me l’a laissé : cette confiance en moi qui, malgré tous mes défauts, fera que quelque part au fond de moi, je serai toujours beau.