Mon petit canard

Je peux dater avec précision l’instant où j’ai arrêté d’être un enfant.
Non, ce n’est pas lorsque j’ai surpris mes parents en train de faire tac tac, ni lors de mon premier chagrin d’amour à 11 ans. C’est lorsque j’ai arrêté de faire joujou avec mon gros canard en plastique.

Mes parents étaient alors des pestiférés et se faire surprendre à leurs côtés dans la rue était considéré comme la pire des ignominies.
Trop la honte.

Biboul m’avait raconté qu’il avait rencard ce mercredi après-midi avec Alice Minou – on la surnommait comme ça car on disait qu’elle avait déjà couché avec un garçon. Ca m’avait rendu admiratif de Biboul.
J’avais alors raconté ça à ma mère qui tout en faisant le nœud de mon écharpe et en fermant mon manteau m’avait répondu que j’aurai tout le temps pour ce genre de choses.

Pendant que nous marchions main dans la main avec ma maman, lors de notre rituelle promenade du mercredi après-midi dans la rue de la Paroisse, je n’avais de cesse de penser à Biboul et à Alice Minou. Je les imaginais en train de s’embrasser avec la langue et ça me rendait très envieux. Non pas que je veuille particulièrement embrasser Alice Minou – j’étais très amoureux de Violaine à l’époque, mais je voulais absolument savoir ce que ça faisait, d’embrasser d’une fille.
J’avais envie de faire comme les autres.

Je me disais ça tout en chevauchant un canard mécanique jaune devant une boucherie. Ma mère avait inséré 10 FF dans la fente et hop c’était parti pour deux minutes de fête ! Sauf que là, ce n’était pas du tout la fête. Je me sentais très très con sur ce canard géant.

« Maman ! J’en ai marre je descends ! »
J’avais l’impression que tout le monde autour de nous avait remarqué mon petit manège, surtout la tête de porc dans la vitrine de la boucherie :

« Hé ! Petite larve ! Je suis toi-même et je te parle
Tu es déjà grand alors lève-toi sors de ta cale »

Au porc, au porc…

« Ton cœur de petit garçon est mort. »

Je suis étudiant

C’est pour ça que je ne voulais pas venir au séminaire d’intégration, pour toute cette beuverie et cette bêtise ambiante.

« Le pichet ! Le pichet ! »
Et voilà qu’un auto-surnommé « Baleine », pesant pas moins de 115 kilos, se tenait debout sur une table un pichet de rouge dans la glotte.
« Il est des nôôôôôtres ! Il a bu son verre comme les aaaauuuuuutres ! »
Juste avant, un autre bizuth s’était essayé à l’exercice avec beaucoup moins de succès. L’assemblée s’était alors exclamée : « Il a pas d’orgaaaane ! Il a pas d’orgaaaane ! Zéro ! Zéro ! Zérooo ! Zérooooo !! »

Et dire que j’allais passer trois ans dans cette école. J’étais catastrophé.

« Bataille de bouffe ! »
Oh putain non ! Bien sûr j’avais été assez con pour me ramener au sémi d’inté avec un nouveau t-shirt désormais maculé de Paella.

« STOOOOOOOP ! »
Ah, il y avait enfin quelqu’un d’un peu responsable dans cette école qui allait sensibiliser les 400 personnes présentes dans le réfectoire à la cause de la faim dans le monde et demander d’arrêter de jouer avec la nourriture.

« Je suis étudiant ! »
Hein ??
Et là,400 personnes reprirent en chœur : « Je suis étudiaaaant !!!
– Et je suis ESC !
– Et je suis ESC !!!
– Et je sais jouer !
– Et je sais jouer !!!
– De la grosse miche !
– De la grosseux micheux !!! »
Et là tout le monde reprit de plus belle « Miche miche miche ! Miche miche miche ! Miche miche miche ! Miche miche miche ! Miche miche miche ! Miche miche miche ! Miche miche miche miche miche miche miche ! » en mimant une grosse paire de loches.
J’avais le choix entre être à nouveau catastrophé ou bien accepter cette profonde connerie et exploser de rire. J’explosai de rire.

Comment ne pas se joindre à tout le monde pour chanter les miches, les bites, les clitoris, la sodomie et les gros culs qui pètent ? (Respectivement « Miche miche miche », « Bite bite bite », « Tss tss tss », « Aïe aïe aïe » et « Prout prout prout »
Et oui, j’ai repris en chœur « Prout prout prout » en simulant des flatulences debout sur une chaise en compagnie de 400 personnes. Le spectacle était ridicule. Mais qu’il était jouissif d’appartenir au degré zéro de l’intelligence. Et sans prétention : putain que ça faisait bien d’être aussi con ! De juste prendre conscience de l’insouciance que procure la vie étudiante.

L’année suivante, c’était moi qui montais sur une table pour entamer « Je suis étudiant ! » devant des bizuths médusés.

Lapin dixit

« Ca suffit maintenant. Tu viens d’aller deux fois aux toilettes pendant le cours. Je pense que c’est amplement suffisant.
– Mais j’ai mal au ventre… »

La maîtresse n’avait rien compris. Ce n’était pas de ce mal au ventre là dont je souffrais, pas celui qui disparaît en faisant caca. Non, c’était là le plus gros mal de ventre que j’ai jamais eu. Mais comment le dire à la maîtresse quand c’est La Maîtresse et qu’on a que six ans ?

J’étais là devant l’école des Raguidelles à attendre ma grand-tante pour aller déjeuner des coquillettes à la maison. J’avais tellement mal au ventre que le chemin jusqu’à la résidence ne me parut jamais aussi long. En arrivant, il fallut appeler le Docteur Darragon. Je pleurais tellement la douleur était forte. Ma mère souffrait avec moi ; c’est ça la compassion.
« Appendicite », diagnostiqua le Docteur Darragon. « Il faut l’emmener d’urgence sinon il va faire une pérétonnite. »

Dans quel centre hospitalier souhaitez-vous que votre enfant soit transféré en cas d’urgence ?
Ca ne vaut pas la peine de remplir ces formulaires à chaque rentrée des classes si c’est pour voir son gamin souffrir sans considération au fond de la classe.

« Maman ! Argh ! J’ai maaaaaal au veeeeentre !
– Hein ? Toi aussi ?? »

Au bout de deux semaines, l’inflammation de l’appendice se déclara également chez mon frère. Un mimétisme fraternel qui fascina mes parents autant qu’il les affola.

A son réveil de l’anesthésie, mon frère manifesta les mêmes signes que moi : pertes des repères et besoin de la mère. Mais également de très fortes douleurs au ventre, ce que moi je n’avais ressenti à mon réveil. De même, je n’avais éprouvé cet irrésistible besoin de vérité propre à mon frère :

« Argh Maman ! Ce que ça fait maaal ! Argh !
– C’est normal mon chéri, calme-toi…
– Non mais tu comprends paaas ! J’avais pas prévu que ça ferait si mal !!
– Prévu ?
– Oui, pardonne-moi…
– Pardon ?
– Il faut que je te dise la vérité Maman… J’ai jamais eu lapin dixit, j’ai voulu faire comme mon frère car j’avais un contrôle de Maths le lendemain et… Argh ça fait maaaaal Maman ! »

Mes parents n’en revenaient toujours pas de ce qu’avait prétendu mon frère. Et moi je fermais ma petite bouche, me sentant coupable malgré moi de ce qui était advenu.

« J’ai faim Maman… C’est pas bon ce qu’ils me donnent à manger ici…
– Si j’étais toi, je me la jouerais discret.
– Mais Maman ! J’ai faim ! Ouiiiin !! »

En sortant de la clinique ce jour-là, ma mère repensa à ce que lui avait dit son fils sur son lit et, en voyant un appétissant sandwich dans une vitrine, l’acheta. Elle l’enveloppa soigneusement dans du papier aluminium tout en imaginant le plaisir que son fils aîné aurait à déballer cette collation. Elle savait qu’elle ferait un heureux.

« Tiens, je t’ai apporté ça aujourd’hui.
– Oh Maman super un sandwich !!
– Oui.
– C’est tellement mauvais ce qu’ils me donnent ici à manger…
– Oui oui.
– Mais il est bizarre ton sandwich non ? »

Pour être bizarre il l’était. Ce que ma mère avait offert à mon grand frère était en réalité un bloc-notes en plastique très réaliste en forme de sandwich en pain de mie au jambon-fromage . Mon frère était dégoûté et hyper vexé que ma mère le traite ainsi.

« Bien fait ! Ca t’apprendra à mentir ! Ah ah !! »

Famille de sadiques.