Je vous parle d’un temps que les moins de dix ans ne peuvent ne peuvent pas connaître. Versailles en ce temps-là accrochait ses lilas jusque sous nos fenêtres. Et si le bourgeois garni qui nous servait de nid nous payait de ces mines, c’est là qu’on s’est connu moi qui criait bibine et eux qui courraient nus.
Le week-end, le week-end, ça voulait dire « On est sans eux ».
Le week-end, le week-end, sans les parents on était mieux.
Mes parents partis à la mer, on avait opté pour le taylorisme. Je ferais les courses avec Violaine pendant que Mickaël et Guillaume se chargeraient du gros des meubles, Julie et Anne-Claire des bibelots, Jérôme de la musique et Stéphane de la gueulante.
J’avais 19 ans et je n’avais de numérique que mes 6 en Maths. Les appareils photo numériques n’existaient pas encore ; ou alors seulement chez certaines élites comme Geri Halliwell et Heather Locklear. Julie et Anne-Claire devaient donc faire sans. Et dessiner tous les bibelots de la maison de poupée qu’était la maison de mes parents. La moindre orientation de statuette, la moindre inclinaison d’éventails valenciens. Tout était propice au moindre dessin pour ne pas se faire griller par les parents quand ils rentreraient.
Dans l’escalier voisin, Guillaume s’était plaint de ne pas trouver la gloire : le beau vase onéreux, qui coûtait la peau des yeux, il voulait bien le voir. Et quand je lui dis « Mon beau, celui qu’t’as monté là-haut, valait toutes les étoiles » ; il se mit tout vénère :
« Attends, le vase que je viens de monter c’est celui qui coûte plus de 60 000 balles c’est ça ?
– Puisque je te le dis !
– Mais pourquoi tu m’l’as pas dit avant ??
– Parce que si j’te l’avais dit avant t’aurais eu trop peur de le monter et tu l’aurais peut-être cassé. »
Le week-end, le week-end, ça voulait dire « Y’a pas Maman ».
Le week-end, le week-end, et nous vivions tous de vin blanc.
J’adore regarder ranger les gens.
Je trouve ça fascinant.
Les portraits de famille, les tapis persans, le buste de Maman, les Pléiades, les Dupont, les cendriers en argent, les coussins Bouchara, les bougies Dyptique, la commode Louis XV, la statue de négresse, le tisonnier, l’horloge dorée, les Davidoff, les peintures espagnoles, les Madame Figaro. J’adore.
Et de temps en temps, je casse le rythme :
« On va monter tous les verres en cristal de la cuisine au deuxième étage. »
Les gens arrêtent de ranger et se demandent qui m’a poussé à avoir cette putain d’idée.
« Non mais c’est parce qu’à mes 18 ans la musique était tellement forte que les verres en cristal faisaient un bruit sourd en vibrant. Tu t’en souviens Mickaël ? C’était comme dans le MTV Unplugged de Björk où elle s’amusait à mouiller ses doigts puis à les faire glisser sur le rebord des verres pour en faire de la musique. Exactement pareil. »
Et je remets un verre.
J’adore.
Puis un autre, et un autre. Et ainsi de suite, par deux, jusqu’au deuxième étage, méthodiquement, posés sur le tapis de la pièce de la télé, en espérant que personne ne viendra les briser pendant la soirée.
J’adore regarder bosser les gens.
Tiens, tout a changé ce soir ! Je n’y comprends rien ! C’est la fête ! La fête !
« Vous savez où est Biboul ?
– Beuaaaaaaaaaaaaargh !!!
– C’est bon j’l’ai retrouvé !
– Et Cécile tu sais où elle est ?
– Elle vomit rose dans les chiottes à cause du tarama.
– Encore ??
– Bah Cécile, pleure pas…
– T’as raison Julie, faut pas que je pleure. Faut que je me contrôle. De toute façon, toi t’as plus de problème que moi. Mais pourquoi tu te mets à pleurer Julie ? J’ai dit quelque chose qu’il fallait pas ??
– Quelqu’un a vu Anne-Cé ?
– Je crois qu’elle est au deuxième avec Yannick.
– Putain ils vont me péter mes coupes en cristal ! »
Fais comme l’idiot. Ca vit d’alcool et d’cahuètes un idiot !
« Hey ! Regardez ! J’ai un paquet de chips ouvert sur la tête !
– Putain il est crade ce mec !
– Oh zut il est tombé…
– Mais qui l’a invité ?
– Jérôme ou Stéphane, chais pu.
– En parlant de ton pote Stéphane : qu’est-ce qu’il est beau !!
– Elles ont quoi les gonzesses ce soir ? Elles ont du ketchup dans le cornet de frites ou quoi ??
– …
– Mais qu’est-ce qu’il est con !!
– Miaou !
– Il manque des poils à mon chat ! Qui a arraché une touffe à Réglisse ??
– L’alcool c’est trop nul… Faut faut dire non c’est pas des conneries putain les gars… Tenez c’est c’que j’fait d’ailleurs…
– Non putain ! Pas la vodka dans les plantes !
– Hey les gars, y’a Guillaume qu’est en train de se taper un troll.
– Va te faire foutre Stéphane !
– Y’a plus de gâteau au chocolat ?
– Si si, mais Marc l’a réchauffé trop longtemps dans le micro-onde.
– Regardez, on dirait de la merde !
– Splotch ! Splotch !
– Putain les gars ! Pas le chocolat par terre merde !
– T’as pas encore vu ton canap’ dans l’escalier…
– Dans l’escalier ??
– Youhou ! Ouais ! Youpi !
– Guillaume ! Pierre ! Pas les baskets pleines de chocolat sur le canap’ merde !
– On n’a plus le droit de l’escalader ?
– Mais qui l’a mis comme ça à la verticale ??
– Je crois qu’c’est André. Là il pisse sur le balcon avec Adam.
– Pendant que Clément chie dans la rue.
– Parce que là il s’essuie le cul en une seule fois avec tout le rouleau de PQ. »
Mais jamais rien ne l’empêche l’idiot, d’aller plus haut.
Un beau soir ou peut-être une nuit, près d’une porte Julien s’était endormi. Quand soudain, semblant crever le ciel et venant de nulle part surgit un voisin blafard.
« Tu devrais aller voir. Y’a les voisins qui gueulent. »
Rapidement, les bras agités, rapidement, je le vis s’énerver. Près de moi, dans un excès de zèle, comme guidé par la haine, le voisin vint me parler :
« Non mais vous vous rendez compte du bruit que vous faîtes ? Vous faîtes trembler mon lit !
– Tu veux qu’on lui propose un exorciste à ton voisin ?
– Stéphane, c’est pas le moment…
– Mes enfants n’arrivent pas à dormir !
– Tu veux que je lui dise qu’on se cotise pour leur payer l’hôtel ?
– Stéphane…
– Non mais vous vous rendez compte que mon lit tremble avec mon épouse ??
– Bah c’est peut-être dû à vous ça !
– Ta gueule Stéphane !! »
Il avait des yeux couleurs rubis et un short couleur safari. A son front, perlant de mille feux, l’homme époumoné avait un poireau bleu.
« Dis Stéphane, oh dis emmène-moi. Retournons, à la fête là-bas. Comme avant, comme pour mes 18 ans, pour boire en riant des Tsingtao, des Tsingtao ! »
On a tout mangé les pizzas, on a tout fumé les Julieta. Et comme z’étiez toujours pas là, on a tout vidé le rhum-coca.
J’ai tout replacé les tableaux, j’ai tout repassé les rideaux ; tout rangé les M’dame Figaro que vous placiez dans votre bureau.
Fallait pas partir voilà, il est beau le résultat. Je fais rien que des bêtises, des bêtises quand z’êtes pas là.
Heureusement que Pierre connaissait quelqu’un qui pouvait remplacer une fenêtre en un dimanche de mai. Je me promenais désormais dans la rue avec la nouvelle fenêtre du salon sous le bras. L’ancienne version ayant laissé des grains de verre dans ma peau.
Jérôme m’avait attiré vers lui :
« T’as vu comme elle vibre la vitre avec la musique ? C’est dingue !
– Ah ouais c’est vrai ! Attends je vais toucher pour voir…
– NON !! »
Trop tard.
En explosant, la vitre avait réveillé tout le quartier. Le même bruit que dans les films. Et les mêmes traces de sang sur les mains. Ca saigne beaucoup les mains.
J’étais tellement imbibé par l’alcool que je n’avais pas mal. Mon visage avait miraculeusement été épargné ; c’était l’essentiel.
Les grains de verre resteraient incrustés plus d’un mois dans la paume de mes mains.
J’ai tout remis les beaux tapis, j’ai tout bien refait votre lit, tout bien replacé l’argenterie et épousseté la Bugatti.
Mais une mère reste une mère et remarque le moindre détail. Car en rentrant de son week-end à la mer, la première chose que son inconscient fit tout en me parlant fut de déplacer une statuette de deux centimètres vers la gauche. Le détail qui tue ou ma mère comme Monica Geller.
Je fais rien que des bêtises, des bêtises quand z’êtes pas là.