La ligne 14 (6/16)

Un tel secret gardé pour soi s’avérait forcément être d’une grande frustration les premiers jours. Et des tas de questions me taraudaient : et si les secrétaires des éditeurs venaient à jeter mes courriers à peine ouverts ? Non, au pire elles ne se débarrasseraient que des premiers et comprendraient rapidement qu’il y avait un intérêt à les garder ; qui plus est, elles étaient toutes scellées à l’arrière par un tampon du logo de la RATP fabriqué et commandé sur Internet pour l’occasion. Et si les courriers n’arrivaient pas dans le bon ordre ? Et si certaines enveloppes arrivaient par deux le même jour ? J’avais normalement tout méthodiquement calculé pour que le timing soit parfait.

Non, ma véritable hantise ne résidait qu’en un seul point : que personne ne prête attention à mes efforts.

La ligne 14 (5/16)

A la fin janvier, le moment était venu de poster les premières lettres consciencieusement numérotées. La terreur était palpable sur mes mains légèrement pétrifiées : je savais que mon approche serait jugée comme impertinente de la part de certains éditeurs, mais si parmi les 16 je ne pouvais en interpeller qu’un, alors j’aurais gagné.

Je photographiais les enveloppes juste avant de les glisser dans la boîte aux lettres, puis je les jetais par lot de 16 : je ne pouvais désormais plus faire marche arrière. Je répétais le geste le lendemain avec le deuxième envoi dans une boite aux lettres d’un autre quartier parisien – je ne tenais pas à révéler d’indices sur mon identité via les tampons sur les enveloppes. Je n’en étais pas  à enfiler des gants Mapa pour dissimuler mes empreintes digitales, mais presque. Mon entreprise se devait d’être secrète pour rencontrer le succès. La moindre fuite viendrait à ruiner le fruit de longs mois de travail, et même d’années si l’on venait à parler de l’écriture même du manuscrit. C’est pour cela qu’en dehors de moi-même personne n’était au courant de ce projet, pas même un ami, pas même un membre de ma famille : personne.

La ligne 14 (4/16)

De longues soirées étalées sur de longs mois furent nécessaires à cette préparation. Car, notamment 256 adresses manuscrites à écrire, cela prend du temps. Sans compter les timbres à lécher… Et il fallait se dépêcher, car je tenais absolument à ce que le seizième envoi soient reçus par les éditeurs le 14 février : 14 comme le nom de la dernière ligne, 14 février comme le jour sur lequel se déroule le récit, et 14 février 2013 comme le jour tant redouté.

Le timing se devait d’être parfait.

La ligne 14 (3/16)

Le concept fut rapidement trouvé : puisque mon récit tournait autour du thème du métro, il fallait également que l’opération se concentre sur ce sujet. Combien y avait-il de lignes de métro à Paris ? 16. (De 1 à 14, plus les déconsidérées 3 bis et 7 bis.) J’allais donc contacter 16 éditeurs. Sur 16 jours. Et tous les jours j’allais envoyer à ces 16 éditeurs un petit objet relatif au métro ou au récit. Ainsi pour le premier jour, j’allais simplement envoyer le numéro de la ligne 1 imprimé et découpé dans son cercle jaune avec un billet de métro non composté : pour un premier envoi anonyme ce serait une adéquate invitation au voyage. Pour le deuxième jour, le rond bleu de la ligne 2 accompagné d’un plan de métro. Et ainsi de suite avec le reste des lignes, tous les jours les ouvrés de la semaine, avec journaux gratuits du métro, timbres fabriqués pour l’occasion avec plan du métro parisien dessus, autocollants du lapin rose de la RATP, plumes de pigeons, ou bien encore prospectus de marabouts. Jusqu’à même faire de faux pass Navigo avec la photo et le nom de chaque éditeur pour le quinzième jour, car le seizième viendrait le manuscrit, le précieux manuscrit.

La ligne 14 (2/16)

Il traînait dans un tiroir de mon disque dur externe depuis plus d’un an, rejeté comme un enfant qu’on aurait préparé pendant des années à un concours et qu’on sortirait au moment jugé parfait. Je ne voyais plus comment le perfectionner, à moins de le déconstruire totalement. J’avais pourtant déjà déplacé et replacé toutes les virgules et les points-virgules qui le cimentaient : il était temps aux éditeurs de le montrer. Toutefois, si j’ai bien tiré une leçon de l’envoi de mon premier manuscrit lorsque j’avais 18 ans, c’est que son envoi à l’aveuglette, sans contact nominatif particulier est comme le jet d’une bouteille à la mer : peine perdue en temps, énergie, espoir et autres grandes aspirations qu’en chacun de nous on peut porter. À dix ou quinze manuscrits reçus chaque jour par un éditeur parisien, comment faire pour émerger de cet océan de manuscrits qui restent pendant de longs mois empilés plein de poussières dans une pièce obscure à double tour fermée ?

A cette époque je travaillais dans une petite agence Web dans laquelle je mettais entre autres en place des opérations de RP digitales. Certaines de ces opération reposaient sur des envois teasing à des blogueurs dits influents ou à des sites très fréquentés. J’appréciais beaucoup faire cela, cela stimulait mon imaginaire pour lequel j’étais en plus payé. Et surtout : je faisais cela bien. Plusieurs des projets que j’avais conçus s’étaient en effet retrouvés sur ces sites de « buzz » que nous adorons détester. J’étais donc plutôt doué pour ce que je faisais dans mon travail, et surtout : cela me passionnait. J’en arrivais donc vite à cette conclusion par une nuit le nez collé à l’oreiller : pourquoi ne pas rassembler mes deux passions dans un seul mouvement ? Pourquoi ne pas vendre mon manuscrit aux éditeurs sous la forme d’une opération de RP digitale ? J’en restais moi-même « bouche A » ; je me renseignais vite et découvris que personne n’avait jamais fait cela ici-bas. Je serais donc l’initiateur et mon manuscrit serait le premier sur la pile des manuscrits oubliés : les éditeurs seraient même impatients de le dévorer. J’aurais au moins eu une idée de génie si mon manuscrit n’était pas ainsi considéré.

Il ne manquait plus désormais qu’à trouver pour l’opération le format approprié.

La ligne 14 (1/16)

Le 14 février 2012,  je n’étais pas célibataire. Et comme cela était un événement en soi, je l’appréhendais énormément, d’autant plus que nous étions au tout début de notre relation avec C. : devions-nous fêter la Saint-Valentin ? « Nous improviserons. », avait tranché C. Improviser, c’était ce que nous avions jusqu’à présent fait. Cocktails et « Pied de Cochon » pour nocturne dîner, confessions de la part de C. qui ne nous avait jamais autant rapprochés : pour moi, le Parfait avait improvisé la plus parfaite des soirées.

Le 14 février 2013, j’allais être célibataire. Et cette date, je l’appréhendais encore plus que la précédente année. Comment s’extraire du temps qui passe, échapper aux dates redoutées qui avancent vers nous comme des missiles apprivoisés ? En tentant de contrer l’inexorable, de se rendre plus intelligent que ce qui ne l’est pas. J’allais donc transformer ce jour redouté en la plus belle journée qui soit, en une journée célébrée. Mais qu’est-ce qui pouvait me rendre aussi heureux que d’aimer et de me sentir aimé, qu’est-ce qui pouvait m’épanouir autant et au final moi aussi me célébrer ? La réponse vint comme une évidence : voir mon manuscrit publié.