Au Balto

Je comptais fumer une cigarette mais finalement, rien qu’en m’asseyant dans ce bar, je devais inhaler deux paquets en dix minutes.
« Pourrais-je avoir un cendrier s’il vous plait ?
– C’est par terre. »
Je comprenais mieux pourquoi il y avait un Chinois qui balayait lorsque je suis entré.

Il y avait deux écrans dans la salle : l’un sur France 3 et l’autre sur Rapido. Je semblais être le seul à m’intéresser de temps à autre aux péripéties des persos de Plus belle la vie. Le Rapido c’est deux chances toutes les deux minutes. Le destin de Luna ou la Française des Bœufs c’est juste deux visions différentes de la vie. Qui m’en aurait voulu de regarder à droite et qui aurait voulu à l’alcoolo devant moi de regarder à gauche ?

Je ne voyais que sa nuque. Son crâne taché comme un œuf de caille. Il me fixait de temps en temps en alternant bières et cafés. Il devait me trouver bizarre à griffonner dans mon bloc-notes le baladeur aux oreilles.
Ils font des casques blancs maintenant. Tiens, c’est marrant.

Le Balto, comme le chien brodé sur le pull rose de la patronne.
Vendredi soir, Gare du Nord, un train manqué, je n’étais pas le seul à jouer à l’anthropologue dans ce café.

Les bac L

Les Bac L avec leur Eastpak porté sur une seule épaule c’est trop des artistes. Pas comme les S qui sont des boutonneux avec leur calculatrice et comme les Ecos qui sont rien que des glandeurs.

Ouais les L c’est trop des artistes avec leur foulard dans les cheveux ou leur mouchoir Yasser Arafat autour du cou. Ils sont pas beaux mais ils ont « trop du charme » ; mais ça tu peux pas comprendre. Ils ont trouvé génial Chat noir, chat blanc de Kusturica ; sa musique est tellement festive. Mais ils préfèrent quand même jouer Wonderwall sur la pelouse du lycée parce que les accords sont vachement plus faciles. Mais surtout parce qu’Oasis c’est tellement mieux que Blur, même les Inrocks le disent. Et t’as qu’à écouter Champagne Supernova si tu me crois pas.
Parfois les L tirent sur un oinj’ parce que la clope c’est beaucoup plus nocif, t’as toujours pas compris ça ou quoi ? Souvent ils ont des pantalons en tissu africain parce que l’Afrique c’est le pays de l’avenir de cette planète. D’ailleurs si toi aussi t’étais un peu concerné par le destin de la Terre tu porterais ce t-shirt Free Tibet.
Parfois ils ramènent des bangs achetés aux puces de Saint-Ouen. Et parfois ils lisent même des vrais écrivains qui ont compris la vraie souffrance de ce monde et pas ces conneries qu’on te fait lire en cours (même si La Condition Humaine de Malraux c’est génial). Ouais, ils lisent Jim Morrison. Parce que Jim Morrison c’est un poète avant d’être un chanteur. Tu devrais aller voir sa tombe au Père Lachaise, c’est hyper impressionnant.

T’es pas d’accord avec moi ?

Les pères sans enfant

Je dors seul. Je dors souvent du même côté. Je ne vous dirais pas lequel afin de ne pas vous éliminer. Dormir du même côté de moi supposerait une nuit tumultueuse. Des gali-gamètes tueuses certes, mais également des chevauchements naturels qui chercheraient à prendre le dessus. D’un lit je veux voir le bon côté des choses. Ce n’est pas parce que j’aime être au-dessus que je ne peux pas prendre les devants. Et inversement.

Mais la plupart du temps, je n’ai même pas à me poser la question : parce que je dors seul. C’est sûrement pour ça que je fais un peu traîner la chose avant de rejoindre la couche ennemie. Aussi douce soit la couette, aussi dure est ma détermination à rester éveillé. Un lit solitaire reste un lit abandonné lorsqu’on l’a connu habité.
Et puis il y a cette ritournelle du travail acharné, celle qui vous dit que vous n’avez rien fait de la journée, à part travailler. Alors vous cherchez absolument à faire quelque chose, n’importe quoi pourvu que cela retarde votre approche du matelas. Je ne veux pas de mon Epeda !
Et tout ça finit en traînage de la chose.
Encore une fois.

Une fois dans votre lit ce n’est pas la déprime mais juste un constat : pourquoi travaillez-vous comme ça ? Ou pour qui plutôt ?
Votre orientation sexuelle vous prédispose à ne pas avoir de descendant, vous n’avez aucune bouche à nourrir à la maison à part la bouche bée d’un Comète globulé, pour qui donc travaillez-vous ? Pour vous ?
Moi je ne travaille pas pour moi et je ne vois pas très bien pour qui je me saigne aux quatre sangs froids. J’ai de plus en plus cette sensation que je ne m’épanouis vraiment qu’ici, face à ces mots et à l’espace réduit d’un fichier Word. Bordel ça sert à quoi que je rentre à 23h chez moi si ce n’est pas pour voir mes enfants endormis ou le sourire de mon chéri ? (C’est juste pour la rime car je déteste le mot « chéri ».)

Moi aussi je suis comme un de ces pères qui n’ont jamais eu d’enfant.

Les mères sans enfant

Le samedi soir c’était Disney Channel et hamburgers. Chez Winnie c’était tout petit mais il nous y invitait tous les samedis. Les pots de miel très peu pour moi, je leur préférais les hamburgers préparés à l’avance par Maman. Avec de vrais steaks hachés. Et du gruyère. Et autant de ketchup que je voulais.

Comme Papa et Maman rentraient tard, c’était à Tia de nous garder. Tia, la tante de ma mère qui vécut chez nous jusqu’à ses 96 ans. Elle s’était installée en 1980 chez sa nièce et son gendre de cœur suite à un infarctus. Et nous l’adorions bien qu’elle nous énervait à couper la viande avec son couteau à l’envers ou à laisser traîner des aiguilles partout dans la maison.

A l’heure d’aller me coucher, Tia veillait sur moi. Elle venait s’asseoir sur le bord de mon lit superposé et attendait que le sable doré recouvre mes paupières. Parfois, je feignais le sommeil pour écourter son attente. Je m’inventais alors des histoires aussitôt oubliées. Elle, elle attendait parfois des heures, patiemment, assise sur le bord de la couverture. Pensant au passé ou apaisée par mes cheveux dorés. Ses toussotements interrompant le calme de la chambre. Immobile comme une statue. Attentive au moindre frétillement de mes paupières, Tia était une de ces mères qui n’ont jamais eu d’enfant.

Déshabiller des habitudes

Ai-je couché avec assez d’hommes pour ne jamais avoir envie de le tromper ?

Lorsque je repense à mes quinze ans, je me revois dans mon lit. Esseulé, allongé sur un matelas au milieu du Pacifique. Je dérivais seul, sans l’ombre d’un compagnon.
En grandissant, mes compagnons ont également grandi. 34, 47 ans. Des âges insolents pour un garçon de 23 ans. Et mes conquêtes, toujours plus nombreuses. Un garçon, une fille, un baiser, un casé, un divorcé, un Américain, des inconnus, beaucoup trop d’inconnus. Des centaines dans leur lit. Toujours dans leur lit ; les exceptions sont rares puisqu’elles sont exceptions.
Et jamais personne là-dedans, jamais personne qui ne me retienne dans ses draps. Personne qui me donne envie de rester là.

Alors aujourd’hui je suis libre mais je suis deux. Aujourd’hui je suis libre et j’ai vécu. Des baisers violés par centaine, des regards biaisés par dizaine. Toujours dans les yeux, même si c’est un jeu. Quelle valeur apporter à ce qui m’attend dans Son lit ?
Je préférais un homme qui en aurait connu des dizaines, des milliers, pour que soudain il s’arrête. Sur moi. Chez moi.
Il a vécu, j’ai vécu ; il s’est lassé, j’n’ai pas l’air rassasié.
Aujourd’hui j’ai peur, peur de le tromper alors que je pourrais l’aimer et – nouveauté – lui aussi pourrait m’aimer.

L’amour me fait flipper.