Le bras de Lady Gaga

Le monsieur à mes côtés avait la polyarthrite rhumatoïde. Du moins imaginais-je cela en regardant ses doigts. Déformés, inapprivoisés, comme des ronces sauvages que seule une lame pourrait dompter. Un Edith Piaf anonyme dans la salle des brancards. Sa quatrième opération m’expliqua-t-il, charlotte sur la tête. Je récitais sagement « fracture du métacarpien 4 », charlotte en casquette. Forcément à côté de lui je n’avais rien, dans tous les cas ma fracture n’était rien, c’est le reste autour qui avait toujours été : comment cela s’était passé.

On a emmené une folle sur un brancard. « Ils vont me faire comme à Carla Bruni ! Hi hi ! » La porte s’est refermée sur elle et dans la salle des brancards personne n’a jamais compris. Ce fut ensuite mon tour d’être emmené en salle d’anesthésie. « Je croise les doigts pour vous ! Ah ah ! » Oui, le monsieur à la polyarthrite rhumatoïde m’a bien dit cela.

 

L’avantage de tomber sur un vieux docteur, c’est qu’avec l’expérience il y a moins de chances qu’il loupe son coup. Mais du coup, il est également moins probable qu’il soit patient avec ses clients, pardon ses patients. Aiguille sous l’aisselle. La sensation d’un courant électrique qui traverse tout le corps. Je crie – naturellement – plus par peur que par douleur. « Mais ça ne va pas de crier comme ça ? Vous vous croyez le seul en ville en quoi ? » La vexation. Croit-il vraiment que je l’ai fait exprès ce con ? Il doit redouter que je fasse flipper la dizaine de corps allongés attendant le bouclier de la douleur, c’est pourquoi il décide de m’infliger sa petite soeur. « Avec deux doses, il risque plus de nous faire chier celui-là ! »

Le gars à mes côtés dit qu’il voit les carreaux du plafond danser. je suis déçu : je ne vois ni collines ni grand Canyon ni éléphant rose voler. Il aurait peut-être dû m’en piquer une troisième l’homme masqué. Mais finalement opère le somnifère et mes iris se voilent d’une brume d’hiver. On me transporte dans la salle d’opération.

 

L’infirmier qui pousse le brancard est bien mignon. Je ne vois pas son visage, mais ses yeux sont bienveillants sous le masque ; à ce moment-là me suffit l’attention. Je le soupçonne d’être… Je n’en sais rien en fait. Il me serre le bras dans un caoutchouc marron, en bandes comme Madonna dans « Die Another Day ». J’évite de le lui faire remarquer, pour le coup je serais bien grillé. Le chirurgien lunnetté arrive, derrière son loup de nez, je le reconnais ; je l’ai déjà rencontré :

« Vous ne portez pas les mêmes lunettes que la dernière fois.

– Heu… Oui, c’est possible.

– C’est sûr même, parce que la dernière fois vous aviez les branches de lunettes violettes assorties à votre chemise. Je m’étais alors fait la remarque que c’était… Heu… Très élégant. »

Les infirmiers s’esclaffent, je dis tout haut ce qu’ils ne peuvent dire à leur taf. Le chirurgien soulève mon bras plastifié. Je lui dis : « On dirait le bras de Lady Gaga, hein ? » Ca y est : les infirmiers m’ont grillé. Tout en déballant le caoutchouc on me répond que « Oui, cette tenue-là elle ne l’a pas encore osée. » L’opération va maintenant commencer, je peux mettre mes écouteurs mais pas trop fort s’il vous plaît.

Une infirmière s’approche doucement de mon oreille : « Vous écoutez quoi ?

– De la merde. »

Le bloc des vivants est mort de rire.

« J’écoute Lady Gaga. Je m’étais préparé une playlist « Opération » avec du classique, du Philip Glass, de la Callas, mais finalement des trucs qui bougent c’est mieux pour oublier qu’on me charcute le bras. »

Le chirurgien m’explique alors qu’ils avaient une chaîne hifi au bloc mais qu’elle est cassée. Je lui réponds alors qu’on est bien d’accord mais dans « Nip/Tuck » leur chaîne n’a rien d’hygiénique et que dans la réalité ça ne pourrait pas passer. Il confirme. Il fait tomber une vis à terre, je lui dis que je vais me taire pour qu’il puisse se concentrer.

« Dance in the Dark » passe dans mon casque pendant qu’il utilise la visseuse électrique pour me rafistoler. Je pense à ceux que j’aime. Je sais bien que je ne vais pas mourir – je ne suis pas encore trop con, mais ça m’aide de penser à leur visage, ma famille, mes amis, ceux en qui je peux vraiment compter. D’ailleurs depuis ce jour de juin je ne cherche à voir que ces amis : ceux dont j’ai vu le visage pendant que je me faisais visser. La visseuse fait des chatouilles, je sens l’intérieur de mes os trembler. Ce n’est pas désagréable, une expérience nouvelle : puisqu’on me l’a imposée autant la savourer. Je suis un peu triste. Mais je souris. Et je chantonne aussi. Ca va, j’ai tous les droits : je suis surtout complètement drogué.

« Elle est quand même légèrement vêtue cette Lady Gaga », conclue le chirurgien en se faisant plaisir. Oui mais c’est peut-être pour ça qu’elle plaît : parce qu’extravagante elle sait nous faire sourire.

Je ne veux retenir que cela de ce mois de juin. Je veux oublier la douleur ossuaire intenable sitôt partie l’anesthésie de ma main. Oui, c’était vraiment une bien chouette opération : un travail d’équipe de médecins, de Gaga, de famille et d’amis à foison.

La pompière de Saint-Fargeau

Je rentrais à trois heures du matin d’une soirée où j’avais pécho dégun. Je m’étais d’ailleurs dit : « A une soirée hétéro je fais tâche dans le lot. Parmi leurs jeux de séduction, j’ai bien l’air con dans leur salon. » Alors je me suis mis à charmer des filles, mais des mignonnes attention, c’est pas parce que je suis gracile que je ne sais pas détecter de moches cons. Etre pédé ça ne vous rend pas Sheila jolie, un peu plus sympa je veux bien merci.

Donc je rentrais de taxi d’Argentine – ça fait un peu cher la course je sais, quand le chauffeur m’a déposé à Saint-Fargeau sur la 3bis pour le métro. Cette ligne qui ne sert à rien, ce métro privé sans strapontin, sans affluence et Parisien, c’est mon métro à moi le mien. Et en plus il dessert la caserne des pompiers la plus moderne de la cité : des baies vitrés et des camions qui font rêver astiqués en plein soleil par des torses bombés. Par les joggeurs préférés de mon quartier, ceux qui me donnent le sourire lorsque je vais travailler. Ca c’est la caserne de mon pâté. Pâté de maisons ou de mon patelin, j’aime les pompiers de Fargeau-Saint.

Mais à trois heures c’est autre sport pour les sauveurs. C’est sport de rampe, c’est sport de crampe, c’est sport pour celle qui les écarte. Et un, et deux, à ton tour mon beau, la prostipute ouvre cuisses au Mont-Fargeau. Car en passant devant la caserne en pleine nuit, c’est deux pompiers qui raccompagnent la jolie. Jolie rousse un peu flétrie, vulgarisée jusqu’à l’ennui. Sa jupe est assez short pour ouvrir les portes du gros camion qui téléporte. Son manteau est transparent comme à Boubou, comme celles qu’on ramasse dans des cars à bout. C’est évident c’est une grognasse, putassière des masses militaires qui fait la passe. Passe de bras en mains et en claques : « J’embrasse pas, c’est toi qui raque. »
Pour moi c’est clair les pompiers à côté de chez moi s’envoient en l’air avec la fille de joie.

Et dans mon sang alcoolisé j’n’ai qu’une idée : la remplacer. Je l’envie, je veux être elle, je veux être cette putain officielle. Et non celle qui se tapie chez elle, dans les noirceurs des logiciels :
« slt tu ch ?
– un plan rapide, un septième ciel »

Je veux être elle car j’veux la beauté, j’veux tous ces beaux hommes esseulés, entre mes bras les rassurer. Mais j’oublie qu’elle, la sainte-maquerelle, n’a jamais voulu ouvrir son ciel. C’est juste la foudre qui la percée, la transpercée et retournée dans sa violence spontanée. Sa chienne de vie elle a bavé et c’est loin d’être terminé.

Alors je veux, je veux être elle, mais juste un temps pour voir son ciel ; la pompière de Fargeau-la Belle.