Planning d’un chômeur

Je me levais tous les matins à 8h30. Qu’importait ce que j’avais fait la veille au soir, il fallait l’assumer. Je me levais, urinais, allumais la chaîne et me préparais le petit-déjeuner. C’était l’époque où je buvais du jus de carotte pour avoir bon teint ; je l’ai depuis troqué contre la confiance en soi ça me va aussi bien. En checkant mes mails, j’effaçais les newsletters auxquelles j’étais abonnées ; c’était l’époque où Cécile de Rostand était ma BFF. Je n’avais pas encore de compte Facebook et Twitter : je vous parle d’un temps que les moins de 15 ans ne peuvent pas connaître. C’est à cela que mes réveils de chômeur ressemblaient en 2005.

Je me connectais rapidement aux sites de l’IRMA, de l’ANPE, Cadremploi, Monster, Profilculture, Talents.fr. Je ne connaissais pas encore celui de la BALE : le site qui m’offrirait en août 2007 mon premier C.D.I. Je postulais et postulais, j’envoyais et envoyais, souvent en étant sur-qualifié pour les postes proposés. C’est ainsi qu’à Bac +5 je suis devenu secrétaire dans une maison d’édition pendant deux jours ; jusqu’à ce que je craque face à des connasses qui se moquaient de moi en me pointant du doigt lors d’un transport de cartons de livres jusqu’au sixième étage sans ascenseur. Il n’y a pas de sot métier mais il y a de sots collègues. J’en ai pleuré de cette humiliation, Place Carrée du  Forum des Halles au téléphone avec mon père. J’en ai pleuré les yeux plein de colère. J’avais oublié tout cela ; il est bon que je m’en souvienne parfois.

Il fallait envoyer tôt son CV pour figurer parmi les premiers. Chaque offre à laquelle je postulais obtenant plusieurs centaines de candidatures, envoyer une lettre de motivation à J+1 était comme adresser aux truies de la confiture. Un coup pour rien de plus à l’être de démotivation.

« Tu fais quoi dans la vie ? », « Tu es sur des pistes en ce moment ? », « Tu ne serais pas un peu trop exigeant ? », « Mais tu cherches vraiment ? ». Non : c’est toi qui me cherches vraiment. Le pire étant atteint le jour où Mickaël brillant et séduisant généticien polyglotte option Japonais ayant obtenu 19,5/20 de moyenne au baccalauréat me déclara : « Je ne peux pas être avec quelqu’un qui n’a pas d’emploi. » Comme Precious t’as la tête dans la boue, bah on continue quand même à marcher sur toi ! Pourtant, à même le sol il fallait continuer à se tenir le dos droit.

http://www.youtube.com/watch?v=3UeJD031qRc

Ainsi se déroulaient mes matinées, « Hung Up » ou « Ma philosophie » dans la playlist du commis chômeur DJ. Cela jusqu’à 12h30, 13h30 les jours de grandes envolées. Si le vendredi matin je n’y arrivais pas, je reportais sans hésiter au lundi suivant. Pour les travailleurs, le dimanche matin n’existe pas ; pour les chômeurs, c’est le vendredi matin qui le remplace de ce pas. Et lorsque les autres jours je n’y arrivais pas du tout, je m’octroyais des candidatures récrés. Maisons de disques, distributeurs ciné ou musées, je mandatais auprès de ceux pour qui mes chances approchaient du zéro parfait. Car il fallait que je me laisse des fenêtres ouvertes pour rêver, car il fallait que je puisse ensuite postuler pour des jobs nausées. Et même si en ces instants de désespoir je souhaitais plus que tout au monde un gentil garçon pour m’épauler, je prenais également conscience que tout ce que j’avais fait de bien jusqu’alors tout seul je l’avais opéré. En 2005, j’avais besoin de cette crasse, de cette parenthèse solitaire, de ce merdier pour me réaliser : la plus extraordinaire des mandragores naît dans le plus abject des fumiers.

Le reste de la journée était free : amis aux déjeuners, piscines, musées, cinés les après-midis – et éventuellement des entretiens, jamais programmés le matin – et en soirées apéros, dîners et rencards foireux. Je devais continuer à me changer les idées sans culpabiliser, pour me sentir à l’aise dans mes baskets Zara et transpirer le bien-être lors des entretiens que je passais. M’amuser faisait partie du plan, m’amuser me permettrait de dénicher le job rêvé.

Pendant  deux ans la mécanique a bien été huilée, entrecoupée certes de boulots plus ou moins adaptés. Mais la mécanique m’a permis de me construire, de produire, de me fortifier, d’avancer, me permettant également de m’atteler à ce qui deviendrait mon deuxième roman non publié (celui que je m’apprête à imprimer cette semaine : d’abord chez Copy-Top pour aux éditeurs l’envoyer). Ce que je regrette tout de même aujourd’hui c’est de ne pas avoir été plus ouvert aux autres, de ne pas avoir plus exprimé mes doutes auprès de mes amis, de ma famille, de ne pas avoir plus profité de mon réseau. Car j’ai bien évidemment fini par trouver par moi-même un emploi pour lesquels beaucoup tueraient tuteur et belle-mère : à force de se blinder, on devient bulldozer, on se découvre des forces inimaginées. Mais ne les aurais-je pas découvertes en moitié moins de temps si je ne m’étais laissé aider ? Très probablement. Il n’y a pas besoin de se retrouver le nez dans la crasse pour savoir que l’on peut tout seul s’en hisser : il y a assez de mains fortes autour de nous qui ne demandent qu’à nous relever.

Aujourd’hui, je me lève tous les matins aux alentours de 8h30. Qu’importe ce que j’ai fait la veille au soir, je l’assume pour aller travailler.

J’assume ce que je fais, j’assume ce que je suis, plus attentif aux mains qui se tendent, grâce à elles je peux avancer.