Il m’arrive encore de rêver d’elle, comme si rien n’avait changé et que nous étions avant 1999.
Lorsqu’en 1979 Teresa eut un infarctus, ma mère, sa nièce, insista auprès de mon père pour l’héberger quelques temps chez eux. Une dispute dut alors éclater dans leur modeste appartement de la place des Fêtes. Mais, sang espagnol, sens des valeurs et parents peu présents dans leur vie durent être les raisons qui poussèrent Leonor et Christian à accepter d’héberger Teresa pendant quelques mois. Elle y resta pendant 20 ans.
Bien que très élégante voire même racée, Teresa ne fut jamais mariée. Elle perdit son prétendant en effet lors de la Guerre d’Espagne et – très discrète à ce sujet – sembla rester fidèle à sa mémoire durant toute sa vie. Elle était donc restée, ce qu’on appelle encore aujourd’hui, une « vieille fille ».
Dotée de peu de revenus, elle vivait avec son frère avocat, son épouse et leur fille dans l’immense appartement de la Calle Pelayo de Barcelone. Cette position la poussa quelque peu à aider aux menus travaux, la couture étant toutefois une tâche dont elle s’acquittait avec plaisir. Elle passait également le plus limpide de son temps à jouer du piano. Un piano droit que j’ai connu jusqu’à sa fin et dont le débarras nous cousît bien du chagrin. Rimski-Korsakov, Beethoven, mais surtout Chopin, elle fut assez talentueuse pour pouvoir les interpréter dans la salle barcelonaise du Licéo, équivalent de la parisienne Pleyel qu’elle troqua pendant vingt ans pour notre salon. De Paris à Suresnes, de La Haye à Versailles, pendant vingt ans tous les après-midis Teresa cousit, reprisa, broda, pianota, effleura, toussa. Tout ça ? Toussa ! Car oui Teresa avait un insupportable tic : elle toussait sans arrêt. Et encore, « sans arrêt » n’est pas assez proche de la réalité. « Teresaaaaaa!!! », « Paraaaaa!!! », « Basta yaaaa!!! », criions-nous mes parents, mon frère et moi-même tellement cette toux nous tapait sur les nerfs. La nuit, le jour, incessamment, constamment, il était loin le temps où nous nous ménagions son cœur. Nos altercations le poussaient à battre et nos réprimandes maintenaient son esprit sans cesse éveillé. Ne pas la ménager lui rallongeaient les années : nous n’avions aucun doute sur cette rude méthode que nous appliquions en chœur. Comme lorsqu’à la fin des repas elle conservait les morceaux de pain entamés dans sa serviette – une vieille habitude adoptée durant la Guerre d’Espagne – et que nous nous mettions à lui dire « On n’est plus en temps de guerre ! » et qu’elle nous répondait « On ne sait jamais ce qui peut arriver demain ».
En choeur, la musique, toujours la musique à rythmer nos journées. « La Polonaise » de Chopin d’après-midis en après-midis de plus en plus éculée, les cordes du piano droit de plus en plus étirées. Mais à Noël et pendant les anniversaires l’instrument résonnait, la voix réconfortante de ma grand-tante entonnait les « villancicos » et « los peces bailaban en el río ». L’esprit festif à tout moment, il m’en reste dans les gènes évidement. L’esprit festif également à l’heure de coudre les déguisements. Ma tenue de Prince Saoudien ? C’était elle. Ma carapace en tissu de Tortue Ninja ? Encore elle. Mon turban de maharadja ? (Je m’arrête là ?) Une troisième grand-mère quand les autres n’étaient pas là. Car pour le coup je passais plus de temps avec Tía qu’avec Mamie ou Ama. Beurrer les tartines aux moineaux, veiller la nuit sur mon dodo, Tía fut pour moi la grand-mère qui n’eut pourtant jamais de petiots. Et pour cela je remercierai toujours mes parents de s’être disputés à son sujet un soir de 1979.
Elle s’éteignit doucement dans son sommeil un matin de 1999. Cela faisait plusieurs mois qu’un crabe la rongeait, et plusieurs semaines qu’elle ne se nourrissait plus. Je ne pensais pas qu’on pouvait rester aussi longtemps sans manger, aussi longtemps à lutter, à se battre, à s’alimenter uniquement des miettes de la vie. Comme si ses habitudes de résistante de Guerre d’Espagne l’avaient maintenu en vie jusqu’à la fin, comme si ses croûtons de pain rassis accumulés le long d’une vie étaient revenus pour la nourrir jusqu’à la fin. Pour la nourrir même quand elle ne pouvait plus parler, que son corps n’avait plus de forces pour articuler et que je ne comprenais pas ce qu’elle essayait de me dire. Bien qu’il suffisait que je regarde dans ses yeux bleus pour la comprendre, que je plisse légèrement les miens en souriant pour qu’elle me réponde de même tendrement.
Les fois où je suis repassé devant notre ancienne demeure versaillaise, j’ai eu cette pensée en regardant la fenêtre de la chambre où elle a dormi pendant dix ans, la chambre dans laquelle elle s’est éteinte lentement. J’espère que comme chez mes parents où par la suite son portrait est tombé, elle s’amuse un peu à effrayer les nouveaux résidents, qu’elle reste blagueuse à faire jouer le piano, recoudre tout seuls des vêtements, à tousser dans l’escalier joyeusement. Car vous ne pensiez tout de même pas que nous allions nous quitter avec elle sur une note triste ? Oh ! Regardez derrière vous ! Trop tard, elle s’est envolée. Partie avec les notes étoilées de Chopin pour l’éternité.
« Basta ya! »