Le fil

Je prenais une bobine de fil pour en faire des rayons laser.

Tia, ma grand-tante, vivait avec nous. Elle avait emménagé avec mes parents au bout de leur premier anniversaire de mariage. Ils l’avaient recueillie avec eux de peur qu’elle ne refasse un infarctus. Elle avait besoin de toute leur attention. C’était en 1975.
Elle a vécu avec nous jusqu’à ses 96 ans. C’était en 1999.
Les familles espagnoles ça ne se refait pas.

Tia participait néanmoins aux taches ménagères : elle enlevait la poussière et cousait. Elle faisait aussi la cuisine une fois par an. Pour chaque Vendredi Saint elle nous préparait sa morue à la sauce tomate. Une fois par an c’est délicieux. Plus qu’être délicieux, c’est un rituel.

L’après-midi elle jouait et rejouait sans cesse les mêmes airs sur le vieux piano inaccordable. La Polonaise de Chopin notamment, en se trompant toujours sur les mêmes notes bien entendu. Lorsqu’on essaye de se concentrer sur les équations-bilan ce n’est pas évident.
Elle cousait mieux qu’elle ne jouait au piano.

L’année de mon CE2, elle me cousit un costume des Tortues Ninja. J’étais Michelangelo avec mon loup orange, ma carapace matelassée et mon nunchaku en papier journal recouvert de cuir noir. J’avais fait fureur dans la cour de récré !

Néanmoins, chaque reprisage de chaussette était sujet au même problème : l’égarement d’aiguilles dans la maison et surtout dans sa chambre. Et lorsqu’on marchait pieds nus dessus, c’était légèrement ennuyeux.
Des aiguilles, des aiguilles partout dans sa chambre.
Vers la fin de sa vie, ce furent les plastiques de patchs qu’on retrouvait toujours quelque part dans un coin de la maison. Je préférai encore piquer la plante de mes pieds sur une aiguille plutôt que de sentir la froideur du plastique médical.

Aiguilles, épingles, ciseaux, bobines de fil.
Bobines de fil que je piquais en cachette pour jouer avec.
Comme le chaton joue avec la pelote de laine, moi je déroulais le fil dans ma chambre. Ariane dans son labyrinthe, moi-même dans ma chambre.
Le fil passait et repassait entre les barres bleues métalliques des lits superposés, à l’angle de mon bureau, sous le ressort de ma lampe d’architecte, sous Les Chevaliers du Zodiaque qui jonchaient le sol, par la poignée de porte…
Le fil cher à Camille envahissait ma chambre. Il devinait extrêmement difficile de l’éviter.
Pourtant il le fallait. Il fallait passer entre si on voulait participer à mon jeu.
Car à la télé ils le faisaient bien : ils évitaient les rayons laser pour l’atteindre.

Pour atteindre la clé que j’avais accrochée au bout du fil.

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