L’homme qui murmurait à l’oreille des Kleenex

Je me suis abîmé les mains à force de les laver. J’avais 14 ans et je n’écrivais que le mot « pureté » dans mes cahiers. Je n’allais pas bien, j’étais ado ; ce sont des choses qui arrivent.
Je me souviens tout particulièrement d’un jour où j’ai ordonné tous les fils du tapis de ma chambre. Pendant un peu moins d’une heure je les ai étirés, jusqu’à ce qu’ils soient bien parallèles entre eux. Il fallait que l’ordre règne dans ma chambre jusque dans ses moindres détails. Je me souviens que mon chat Réglisse me regardait bizarrement à ce moment-là.
Je devais partir à Grenade une heure plus tard. Je n’avais que quatorze ans ; c’est un peu jeune pour être givré.

J’ai troqué beaucoup de tocs de cette époque épique.
J’ai ainsi cessé de ranger mes chaussons perpendiculairement au lit. En revanche mes CD sont toujours rangés par couleur. Un rainbow-flag avant l’heure dira-t-on. Tout comme je range mes paquets de Kleenex dans l’armoire à pharmacie.

Car mon paquet par jour depuis quinze ans m’autorise à des petits plaisirs. Afin de ne pas irriter mon petit nez tout mignonnet trognonnet, je m’offre de délicieux Kleenex aux paquets bleus, rouges et oranges. C’est le Carnaval de Rio in my pocket. Je m’achète bien de véritables Kleenex et non pas de vulgaires mouchoirs en papier. En somme, je suis un vrai bourge de la morve.
Ce qui me pousse tout naturellement à chérir ces petits compagnons du quotidien qui se sacrifient pour ma cause nasale. Finalement, ils me sont bien plus dévoués que certains amis. D’un autre côté, ça me ferait bizarre de me moucher dans les doigts de Muxu Munu. Bref, j’adule tellement ces petits bouts de cellulose qu’il m’arrive de leur parler.

Someone please call 911 !! Vite une camisole ! Turlututu entonnoir pointu !
Non, rassurez-vous, je n’en suis pas encore là. Car je ne tiens pas non plus des débats enflammés avec mes paquets de Kleenex. Non, nous ne dissertons pas pendant des heures de la dernière prestation de Julien à la Nouvelle Star ou du nouveau Patron de la France. Non. Il m’arrive juste de leur sortir de temps en temps une ou deux phrases du genre « Toi, là » ou « Comme ça t’es pas tout seul ».
Car je me préoccupe du sort de mes Kleenex. Je ne tiens pas à ce qu’un paquet bleu se retrouve perdu au milieu d’une horde de congénères oranges. Mon confort psychologique passe par le leur. Oui, c’est plus qu’étrange. C’est limite un comportement de taré je vous l’accorde. Mais je sais également que c’est juste un moyen passager de combler la solitude de mon grand appartement. On en revient toujours à cette maxime pascalienne : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères ».

En outre, depuis que j’ai écrit ce texte, je n’adresse plus un mot à mes petits amis de poche. Qu’importe si j’ai probablement troqué ce toc pour un autre qu’il me reste à découvrir. Car j’observe de loin un garçon qui parle à ses paquets de Kleenex et cela ne m’effraie pas. A la limite, ça m’amuse. Car j’y vois surtout le prolongement logique de conversations tenues par un enfant avec ses nounours.

« Sarah, tu peux nous dire qui a fait du mal à ta maman ?
– Non. J’peux l’dire qu’à Emily.
– Qui est Emily ? C’est ton amie imaginaire ?
– Hum…
– D’accord, dis-le à Emily qui va ensuite me le répéter, d’accord ? »

Vous avez bien reconnu ici le dialogue type d’un téléfilm de M6 : la policière bienveillante qui interroge une pauvre gamine témoin du meurtre de sa maman par un dangereux serial killeur. Et bien pour moi c’est pareil. Et je dirais même que pour tout le monde c’est pareil.
Que l’on se confie à son nounours, son journal intime ou son blog, nous avons tous notre Emily. Et il se trouve qu’elle prend l’apparence d’un paquet de Kleenex chez certains. Et oui, face aux télévisions les dieux ont la vie dure dans la société de consommation.

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