Ypersestraat

Il faisait beau en ce jour de mai à Scheveningen. Nous habitions à Den Haag depuis presque un an. J’allais à l’école primaire Vincent Van Gogh. On entendait Milli Vanilli et Mel & Kim à la radio. Le mur de Berlin allait tomber à la fin de l’année. 1989 s’annonçait comme une grand cru.

Je dessinais des dessins à la craie sur les trottoirs comme dans Mary Poppins. Avec Pauline, nous faisions un souhait avant de sauter dedans à pieds joints ; le souhait de voyager dans des mondes extraordinaires comme la célèbre nurse. En vain.

Puis un jour, ce fut la fête dans la rue. Tout le monde sortit de chez lui les vieilles affaires qui ne lui servaient plus. Parapluies, personnages Kinder, livres écornés pour enfants et autres tableaux en points de croix étalés sur des couvertures à même le sol. Mon père m’acheta un ballon, un poisson argenté dans la mer qu’on voit danser. Il resta scotché plusieurs jours au plafond de ma chambre avant de finir desséché comme un vieil hareng.

Je ne devais pas en rester là, moi aussi je devais m’émanciper en vendant des affaires :
« Mamaaaaaaaan, moi aussi je veux vendre des affaires ! Papaaaaaaaa, s’il-te-plaaaaaaaaaaaaaaaaaiiiit !! »

Aussitôt dit, aussitôt fait, nous rentrâmes dans la minute à notre maison d’Ypersestraat afin de dénicher quelques babioles à vendre. Ma mère sortit alors quelques vieux bermudas à carreaux du placard de mon père, quelques polos Jacadi devenus gênants pour mes bourrelets et quelques jeux éducatifs offerts par ma marraine et auxquels je n’avais trouvés d’intérêt qu’en les enfouissant dans la cave.
C’est à ce moment-là que j’eu une très mauvaise idée…

J’avais toujours connu ce camion en plastique vert. Il me paraissait gigantesque avec son gros volant et son klaxon décoré comme un berlingot bleu et blanc. Avant d’emménager à La Haye, nous le rangions dans le local à vélos de notre HLM de Suresnes. Il avait fière allure à côté des vélos roses à pompons et des trottinettes décorées d’images Panini déchirées. Lorsque je le conduisais, j’étais le roi de mon HLM.

Cela me parut assez extraordinaire que nous l’amenions en Hollande avec nous. Il était si grand ! Mais il fallait croire qu’il n’était pas aussi grand que cela pour les grands, s’ils acceptaient de le transporter aussi loin.
Néanmoins, après mon apprentissage de la bicyclette quelques mois auparavant, le beau camion vert paraissait désormais désuet face aux joies du deux roues. Je ne devais plus freiner avec les pieds, mais avec un système élaboré de rétropédalage – habitude dont j’aurai du mal à me dépêtre en rentrant en France et en découvrant le freinage manuel.
Face à mon vélo et au franchissement de l’étape importante dans la vie qu’il représentait, je devais me débarrasser de mon camion en plastique et de la petite enfance qu’il incarnait.
Je devais donc vendre mon camion à la braderie.

Quelle idée me prit !
Mes parents m’aidèrent bien à transporter les bermudas, les polos, les jouets et le fameux camion jusqu’à un angle de rue. Cela afin de choisir le meilleur bout de trottoir encore disponible, d’étaler la marchandise avec goût sur un plaid et de prendre une photo souvenir sur laquelle j’arbore un sourire triomphant. En d’autres mots : de collaborer au merchandising de mon affaire.
Néanmoins, ils n’attendirent pas le client avec moi. Repartant à des occupations bien plus frivoles que celui de l’honnête travailleur, ils déambulèrent dans les rues de la braderie afin d’y dépenser leurs sous.
Pendant que moi j’attendais le client.

Je découvris alors des gens méfiants, suspicieux, scrutant avec dégoût la moindre parcelle de tissus de mes bermudas. Touchant pendant de longues minutes la fibre de mes polos, l’analysant dédaigneusement par dessus les verres de leurs lunettes, mais sans jamais finir par l’acheter. Au bout d’une heure qui me parut interminable, une petite fille finit par acheter un de mes jeux ennuyeux. Pour un florin, soit 3 francs.
J’avais donc travaillé une heure pour 3 francs.
Il était temps de rentrer chez moi.

Oui, mais la route était longue jusqu’à la maison. Et lorsqu’on a 7 ans, parcourir trois rues avec des vêtements, des jouets et un camion en plastique aux bras est un véritable chemin de croix. Le front perlé de sueur, qu’est-ce que j’ai pu m’en vouloir d’avoir pris ce camion avec moi ! J’aurais pourtant du m’apercevoir qu’il était invendable et qu’il n’avait de valeur qu’à mes yeux. Si la fable de Perrette et du pot au lait existe, c’est pour de bonnes raisons. Nous nous retrouvons tous un jour ou l’autre à fantasmer sur les acquisitions que nous ferions en partant d’une modeste vente. Un camion en plastique vert en l’occurrence. Adieu Ghostbusters, Lucioles et Popples !

Arrivé au numéro 7 d’Ypersestraat, je déposais les affaires sur le sol de l’entrée. Et, portant dans mon regard toute la tristesse de ce monde, je déclarai à ma mère : « Vraiment Maman, qu’est-ce que c’est dur la vie ! ».

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