Là-haut, David

Il y a des textes qui tous les jours s’écrivent dans votre tête et qu’il faut un jour poser sur le papier : ce texte en fait partie.

J’ai connu Karen et David en Chine à Kunming. Je venais de rejoindre depuis une semaine Stéphanie qui effectuait son tour du monde. Nous avions déjà visité Hong Kong, l’horripilante Macao et la célèbre Canton dont nous avions découvert qu’elle ne proposait aucun riz particulier. Nous étions donc de passage à Kunming pour une seule nuit, préférant finalement remettre à un autre fois notre escapade dans la forêt de pierres au vu des nombreux accidents mortels qui jonchaient la route pour y accéder. Dans l’auberge de jeunesse dans laquelle nous séjournions, il était précisé qu’il était interdit de déféquer sous les douches : c’était une auberge luxueuse. C’est dans cette atmosphère propice à la rencontre et à la convivialité, sous un « Femme Like U » sorti de nulle part dans la salle de séjour, qu’apparut ce couple de sexagénaires britanniques. Elle, British jusqu’à la pointe de ses cheveux mi-longs grisonnants, dépliait l’emballage en plastique de son sandwich de pain de mie avec une attention toute particulière. Ce n’était pas parce qu’elle portait un bien peu seyant sweat Quechua qu’il fallait en perdre ses manières. Lui, la regardait en dissertant calmement, donnant des nouvelles d’amis obtenues par mail. Ce couple donnait l’impression d’être ensemble depuis toujours ; et pourtant ce n’était pas le cas. Stéphanie les aborda – j’ai cette timidité toute snob qui fait que je ne me vois pas spontanément sympathiser avec un couple de trente ans mon aîné. Ils s’appelaient donc Karen et David, étaient professeurs dans une bourgade britannique, et avaient décidé depuis deux ans de parcourir le monde comme deux étudiants. Tous les deux divorcés avec de grands enfants, ils avaient mis leur carrière par parenthèse afin de concrétiser leur rêve de jeunesse : voyager, s’envoler à deux, et s’émerveiller ensemble de chaque jour. Et c’est après que Karen nous montre sur son iPhone une judicieuse application pour décrypter les idéogrammes chinois que nous découvrîmes que nous planifions tous les quatre de nous rendre à Dali. Rendez-vous était donc donné le lendemain matin pour se rejoindre à l’arrêt de car. Un rendez-vous qui devait donner suite à plusieurs années de correspondances.

Car longtemps après sur Facebook nous nous remémorâmes les délicieux « dumplings » de Dali, les ruelles de la ville tout droit sorties de « Tigre et Dragon », les bouteilles d’un litre de bière à 65 centimes d’euros ou encore les blind tests autour de Florence and the Machine concoctés par l’hôte australien de notre ghesthouse. Des souvenirs qui ont presque aujourd’hui quatre ans et dont David ne peut plus désormais se remémorer. Car pour David qui faisait le tour du monde, le monde s’est arrêté de tourner.

« Will you come to Paris with David ? We are waiting for you with Stéphanie. 🙂 », n’avais-je cessé de répéter à Karen sur Facebook ces dernières années. « G., I have to tell you something… » David avait un cancer et ne pourrait plus parcourir le monde comme avant. Karen s’occupait de lui. Karen s’occupait à commenter les documentaires à la télévision avec lui, à y reconnaître les images des volcans indonésiens qu’ils avaient foulés, les routes sud-américaines en hautes montagnes qu’ils avaient inconsciemment empruntés, à parfois mordre dans un fruit du dragon en souvenir de l’Asie du Sud-Est. Oui, Karen prenait bien soin de lui. Mais elle ne restait pas toute seule à voir David de jours en jours dépérir, leurs enfants – dont la fille lesbienne mariée de Karen, celle qui faisait la fierté de sa mère et dont les photos de mariage avaient largement été commentées sur Facebook – l’aidaient autant que possible à accompagner son mari dans ce qui serait son dernier voyage : car jusqu’au bout il ne voyagerait pas en solitaire.

Le 14 octobre dernier, j’ai appris le décès de David par Facebook ; Karen lui avait tenu la main jusqu’à ses derniers instants. Mais qu’importent les belles images car la mort est dégueulasse et sépare ceux qui s’aiment. Car Karen et David s’aimaient comme j’ai rarement vu. Ils étaient devenus ce couple de petits vieux au tout début de « Là-haut » – sauf qu’à l’instar de Carl et Ellie, eux auront voyagé ensemble jusqu’aux chutes du Paradis. Karen et David étaient devenus couple de petits vieux qui me fera toute ma vie bien plus rêver que n’importe quel autre couple de beaux jeunes gens en bonne santé. Je crois en l’amour d’une vie, quoiqu’on me dise et bien que j’aie lu et vu « Raison et sentiments ». Je crois en l’amour d’une vie car je l’ai vu dans les regards inconditionnels que Karen et David se portaient. Je crois en l’amour d’une vie et qu’importent les voyages qui me mèneront à lui puisqu’à la fin je n’aurais pas voyagé seul.

Il y a des textes qui tous les jours s’écrivent dans votre tête et qu’il faut un jour poser sur le papier : ce texte en faisait partie.

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