T.

Il y a des appels que l’on doit passer, celui à la caserne de la ville de ###### aujourd’hui en fait partie.

« On savait que tu faisais des choses le week-end dont tu ne voulais pas parler, alors on n’approfondissait pas le sujet. Mais on savait que tu cachais quelque chose. » C’est Yaniss qui m’a avoué cela quelques temps après que je me sois confessé, que je lui ai avoué que, oui, j’aimais les garçons. À cette époque, c’est Geoffrey que j’avais rencontré sur Gayvox qui m’avait initié aux soirées gays. Ce garçon se révélant finalement un peu psychologiquement dérangé, il ne m’y initia qu’une fois, mais la première, une des plus importantes fois, celle où je fis la connaissance de T. Nous étions en 2003, un soir de septembre. Je quittai apprêté mon appartement de la rue de la Rapine au moment où Michal termina de chanter « Lucie » avec Marjorie. C’était le soir du premier prime de la Star Academy 3, le 30 août 2003 me précise Wikipédia.

Geoffrey vint me chercher au bord d’une voiture conduite par un de ses amis : « Je te présente T. » Immédiatement je fus conquis. Brun, grand, fort, la peau mate et les yeux verts, il correspondait à tout ce qui me faisait alors fantasmer. Qui plus est viril et avec un accent prononcé, du bas de mes 22 ans je ne pouvais être plus comblé. Nous prîmes la direction de Bruxelles et quittâmes mon quotidien lillois. La suite de la nuit ne furent qu’oeillades, rires et verres échangés, délaissant un peu Geoffrey, oubliant que c’était lui qui nous avait rassemblés. Mais il ne se passa rien entre nous ce soir-là, n’ayant alors jamais embrassé un garçon, je n’avais pas osé faire le premier pas. Une fois rentré chez moi, T. reparti pour ######, car il était originaire de là-bas (j’ai toujours eu sans le vouloir un faible pour les garçons de la région PACA). Et c’est ainsi que je connus T., le garçon qui me fit ressentir mes premiers émois.

C’était l’époque où l’on s’envoyait des wizz et des cochons danseurs, où nos fenêtres vibraient et où les photos mettaient du temps à se charger. C’était à cette époque où je frémissais en attendant qu’il m’appelle tard le soir. Je regardais ses photos Citégay téléchargées sur mon poste de travail et l’écoutait me raconter sa vie à la caserne de ######. C’était une époque où personne ne le savait officiellement pour moi et où personne ne le savait pour lui. Il y avait nous deux qui discutions par téléphone et nous racontions nos aspirations, nos craintes, nos rêves. À la différence que moi j’avais compris que je ne pourrais pas éternellement vivre avec ce secret ; alors que lui voulait être enterré avec.
T. ne voulait pas que ça se sache pour ne pas perdre son emploi. T. ne voulais pas que ça se sache pour ne pas blesser ses proches. T. ne voulait pas que ça se sache pour ne pas blesser sa copine, celle que plus tard les journaux appelleraient « sa compagne ».

Les années passèrent et il est vrai que j’attendais de moins en moins ses appels, ne ressentant plus autant le besoin de me confier à un proche lointain, mais plutôt à des amis sur place le coming-out aidant. Nous partagions de moins en moins. Il me parlait de son copain, j’avais rencontré Ghislain, je n’avais plus autant besoin de lui. Mais lui avait très certainement toujours autant besoin de moi, et ça j’avais dû l’oublier en chemin je crois. Les années passèrent et les appels s’espacèrent ; jusqu’à se taire.

L’autre soir, dans mon grand besoin actuel de tout ranger, je me suis attaqué à ma boîte à souvenirs. Ma boîte à souvenirs est une simple boite à chaussures dans laquelle j’ai entassée tous les courriers reçus depuis mes 5 ans. Cartes postales reçues chez Mamie à Hendaye, correspondances avec les copains rencontrés pendant les vacances de 1997 à Portsmouth, cette boîte a été agrémentée depuis de billets d’avion au bout du monde et de faire-parts de mariage. (Mes tickets de concerts et de cinéma depuis la projection de « 1492 : Christophe Colomb » en 1992 ont leur boîte dédiée.) Ma boîte à souvenirs est avec ma boîte à photos et mon premier manuscrit les seules objets que je tiendrais à sauver lors d’un éventuel incendie. Le reste pourrait se racheter ; on ne peut pas racheter les souvenirs.
Je rangeais donc cette boîte-là – envisageant d’en créer une seconde pour libérer la première d’une pression devenue beaucoup trop forte pour ses parois de carton – lorsque son prénom, son nom et ses coordonnées apparurent griffonnées sur un flyer de Cyril Hanouna au Théâtre Trévise : T. ######## […] Tél. : 04######02. Ni une ni une demie, je tapais instinctivement son nom dans Facebook. Rien de probant. Bon. Et dans Google ? Beaucoup trop d’occurrences, beaucoup trop d’homonymes. Voyons… Je décidais au hasard de rechercher « T. ######## gendarme de la ville de ###### » et là… Comme dans les films les mots inscrits en gros sous mes yeux : ACCIDENT, MOTO, LIEUTENANT, DÉCÉDÉ, MORT, COMBUSTION. Je n’arrivais pas y croire. T. serait donc ? T. est donc ? Mort ? En 2007 ? Il y a cinq ans ? Depuis cinq ans T. est décédé et je n’en savais rien ? Et je n’ai rien fait ? Bien sûr, c’était un accident d’après les dizaines d’articles que j’ai pu lire depuis dessus, et rien de mon côté n’aurait pu être fait pour que les choses soient différentes, pour qu’aujourd’hui T. soit en vie. Il n’aura pas vu Sarkozy président, ni Hollande, il n’aura jamais entendu parler d’Avatar, ni même de Lady Gaga. Il ne respire pas le même air que je respire là. Sa vie se sera arrêtée en 2007 à 32 ans, le premier garçon dont j’ai été – avouons-le – secrètement amoureux. T. serait donc mort, mais je dois le vérifier. Son numéro de téléphone composé : la ligne sonne mais personne ne répond. Le numéro de sa caserne : là encore personne pour me répondre. Le registre des décès du Var en ligne pour vérifier : son nom, la date de sa mort, son âge apparaissant bien, mais il me faut une confirmation humaine – un visage, une voix – pour l’accepter. Un appel à la gendarmerie de la ville de  ###### aujourd’hui pour me le confirmer : il est mort pendant l’exercice de ses fonctions, une plaque sur un mur lui est dédiée. J’ai failli raccrocher en pleurant après avoir remercié le gendarme bienveillant de me l’avoir confirmé, mais je n’ai pas pleuré, ne sais pas si je vais y arriver. Un deuil sans corps, sans preuve, cinq ans après, c’est inhabituel, difficile à accepter. Mais contrairement à il y a quelques années, je n’ai plus envie de me fiancer à un fantôme, à un souvenir, à une union inexistante et pure car idéalisée. Aujourd’hui je me consacre aux vivants, ça ne m’empêche pas T. de t’honorer. J’aurais seulement aimé que tu sois heureux, tu es parti en me laissant cette impression que tu ne l’as jamais vraiment été. Tu avais peur… Quoique là j’entends ton rire par-delà un lointain combiné, et je me souviens que oui, un peu, tu l’as quand même été. Tu vois, les larmes commencent à couler en écrivant cela ; je commence à l’accepter. À accepter que tu n’es plus là, que tu es bel et bien décédé. Et si dans la ville de ###### il y a une plaque à ton nom, sache qu’il y en aura également une plus solide ici : dans ces écrits, dans mon cœur et dans ma vie, je ne t’oublierai plus jamais, T.

3 réflexions au sujet de « T. »

  1. commentaire tout à fait trivial.
    Sans doute emporté par l’émotion au moment de ce récit, s’est glissée une impossibilité que je t’invite à corriger : « Geoffrey vint me chercher au volant d’une voiture conduite par un de ses amis ».
    Désolée pour ce commentaire mais ça m’a coupé dans la lecture et du coup toute empathie a été impossible. Comme tu as l’air de savoir écrire, tu comprendras

    • En effet Marjo, c’est désormais corrigé. Ce Geoffrey était peut-être un peu schizophrène, mais ne possédait pas toutefois le don d’ubiquité. 😉

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