Le droit de regard

Le samedi soir c’était Disney Channel sur FR3 ou dîner chez les grands-parents.

Lorsque Papa et Maman revenaient de chez Champion le samedi matin, je regardais toujours s’ils ne m’avaient pas ramené quelque chose. Ca pouvait être du Babybel, des céréales que je n’avais encore jamais goûtées ou des Kinder Surprise. Mais lorsqu’ils ramenaient du pain à hamburger, cela augurait un samedi soir réussi.
Car mon frère et moi, nous allions dîner des hamburgers au four avec du gruyère fondu et du ketchup à volonté. Maman nous ferait aussi des frites que nous pourrions déguster devant les aventures de Winnie l’Ourson dans la forêt des Rêves Bleus.

Grand Gourou fait des pâtisseries
Que petit Gourou engloutit

De ces hamburgers viennent mon habitude de manger très lentement.
En effet, j’avais parié un soir avec mon frère que je serais capable de déguster un hamburger pendant toute la durée de l’émission. Et j’avais gagné ce pari stupide à force de grignoter le sandwich miette par miette refroidie. De là découle probablement ma manie de bien mastiquer les aliments et ma silhouette longiligne à faire pâlir BlueCosmic.

Ah mais quelle, quelle, quelle corvée !

Le samedi soir, pour le Disney Channel, j’avais donc le droit de regard.
Alors que chez mes grands-parents je ne l’avais pas…

Les samedis soirs chez mes grands-parents commençaient par le périphérique et ses embouteillages. Je détestais ce moment où mon père, frustré de ne pouvoir regarder Turbo, pestait contre les autres véhicules.

Puis, au bout d’une heure, on arrivait enfin dans le 17ème. On avait toujours droit aux mêmes biscuits apéritif, au même gigot et aux mêmes flageolets que mon grand-père se plaisait à nommer « pétogènes ».
Il parlait du prix de la baguette et des tickets de métro qui augmentait de façon effarante et des Nègres qui pullulaient dans les rues. Je voyais alors ma mère qui se mordait la lèvre inférieure comme pour se retenir de dire quelque chose.
Ma grand-mère enchaînait sur les sous-vêtements qui étaient horriblement chers chez Tati. C’est pourquoi elle ne se gênait pas pour les voler. Elle dérivait ensuite sur les jouets que j’avais demandés à Noël et qui étaient hors de prix. Elle m’en avait acheté d’autres à peu près similaires et qui n’étaient pas de marques en tout cas.

Moi, j’avais un peu de mal à comprendre ces discussions de grands. Surtout que ma grand-mère disait n’importe quoi. Car elle avait commandé les jouets au Père Noël, elle ne les avait pas achetés. C’est pas pareil.
En plus, les grands finissaient souvent par se disputer. Alors nous, avec mon frère, on en profitait pour s’éclipser dans la chambre de mes grands-parents pour piquer quelques tickets de métro amassés dans un tiroir ou pour regarder les titres des VHS érotiques de Papy. Il les rangeait dans des boîtes en cartons sous le lit : Black Emmanuelle en Orient, Bonne à tout faire, Série Rose… Ca avait plein de noms bizarres.

On rentrait lorsque mon père sentait que son épouse ne supportait plus ses beaux-parents. On devait alors emprunter le périphérique pour rejoindre Suresnes. Mais, c’était souvent le même cas de figure qui se présentait : le nettoyage nocturne du périph’.
Mon père prenait alors sa voix grave et annonçait : « On va devoir passer par le Bois de Boulogne. François, occupe-toi de ton frère ».
Et là c’était le drame.

Mon grand frère mettait sa main devant mes yeux.
Je n’avais plus le droit de regard.
Je ne comprenais pas pourquoi on me faisait ça. Que se passait-il dans ce Bois de Boulogne que je ne pouvais voir ?
Je m’imaginais alors des choses affreuses : des grimaces et des rires sardoniques, de la confusion et des contusions, des hommes blessés près de femmes nues sous leur manteau.
Le pire dans mon regard voilé.

Je préférais définitivement les samedis soirs avec Winnie l’Ourson.

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